Souvenirs de Jean-Pierre, un gamin de la Villa en 1967

’ Pa tu vas où ?

Ce jour-là, le soleil de juillet traverse les vitres poussiéreuses du métro aérien vert, qui m’emmène je ne sais où…

Mon frère est assis là, il ne dit rien, je demande à ma cousine :

   On va où ?

  Sais pas, demande à Tonton !

 Je saute de banquettes en banquettes, c’est drôle! mon short en coton gris, épais, glisse sur les sièges en bois lisse et vernis du wagon, au dos des banquettes un gros II est peint sur le dossier, forcément on voyage en deuxième classe chez nous, le wagon des premières classes est rouge, de temps en temps, je jette un coup d’œil du coté de mon père de peur qu’il ne me réprimande comme à son habitude.

C’est  bizarre! malgré ses yeux clairs et le soleil de cet été, son regard est sombre, il me laisse sauter partout et user mes frusques sur les lattes en bois brillant et lisses.

A la station Picpus, rue homonyme remontant au Moyen-Age et ancien « village de Pique-Puce » situé au même endroit, nous sommes montés en tête de train, certainement pour être plus près de la sortie à l’arrivée, l’homme à la casquette grise, « RATP », ferme les portes de son bouton après avoir jeté un regard averti sur toute la rame, le métro vert s’ébranle…

 ’ Pa,  on va où ?

Pas de réponse, l’insouciance de mes dix ans me fait vite renoncer à renouveler ma question et me voilà reparti à mes glissades, je me dis que le bruit assourdissant du métro a couvert mes paroles, pourtant j’aperçois son regard  se poser sur moi, m’avait-il  entendu? m’avait-il mal compris ? Était-ce une surprise ? La réponse m’apparaitra plusieurs années plus tard …

Dès la première station, Bel-Air, nous sortons du tunnel, et devenons aériens, nous cheminons au milieu du boulevard Picpus, en doublant les Peugeot 204, Renault Dauphine et autres Citroën 2 CV.

 – Pa, regarde, on dépasse toutes les voitures, on va vite !

  Hum !

L’intonation de sa voix ne laisse aucun doute sur l’intérêt que porte mon père à mes propos, de mon regard et de ma main, je suis les arches arrondis qui bordent la ligne six, en imitant les vagues et en faisant un bruit d’avion, la barre de maintien me sert de mât de cocagne mais en haut il n’y a rien à attraper, à cette heure de la journée les sièges sont presque vides.

Le Métropolitain égraine ses stations et malgré ma mauvaise éducation, due à mes journées d’école buissonnière, je lis et j’énumère à haute voix, le nom de chacune d’elles, écrites en lettres, de faïence, blanches et bleues sur le carrelage blanc typique du métro parisien :

 « Daumesnil, Dugommier, Bercy, Quai de la gare … »

Les quelques voyageurs présents ont les yeux dans le vague, perdus dans leurs habituelles pensées, savent-ils où ils vont eux ? Tout de même je continue à jouer…

Je suis un homme, je suis grand maintenant, je vais être sage, je ne le savais même pas, mon père vient de me le dire, cinq jours auparavant  pour mes dix ans, je suis fier ! Rendez-vous compte j’ai dix ans ! À mes yeux, mon frère est beaucoup plus petit tout à coup, aujourd’hui, la chance est de rigueur, le vendredi treize, superstition symbole de malchance tombe un jeudi …

Cinquante ans plus tard, c’est encore jeudi, treize juillet deux mille dix-sept, le métro est toujours là, il est bleu, il a des pneus, on dirait qu’il glisse sans bruit sur des rails indifférents, l’homme à la casquette a disparu, qu’est-il devenu ? Les sièges sont synthétiques, les graffitis ont remplacé le bois vernis, les voyageurs ont changé de couleur, leurs regards sont toujours dans le vague et même hagards, mon mât de cocagne est toujours là, curieusement, je n’ai qu’à lever le bras pour toucher le plafond.

 Que s’est-il passé ? Ai-je grandi, ai-je vieilli ? En sortant de la station Bercy, le train traverse la Seine, je le sais maintenant …Que d’eau a coulé sous ce pont toutes ces années ! Que de scènes de vie, différentes accumulées ! Tant de « rivières pourpres » se sont déversées dans un océan de solitude… 

Place d’Italie : « on descend là  » dit sèchement mon père, d’un ton apparaissant sans concessions, je descends de mon mât, on va s’asseoir sur un banc, que fait-on ? On attend, on attend et on attend, mon père se relève, fouille dans ses poches, je sais c’est moche, sort une pièce, se dirige vers un distributeur de confiseries, qui brille comme un sou neuf, il tire sur un petit tiroir et attrape avec difficulté deux petits cylindres de pastilles Vichy, les autres petits paquets descendent d’un cran en repoussant le tiroir, il revient s’asseoir  et on attend et on attend et on attend, deux métros sont passés pendant ce temps…

Dans un tunnel adjacent, j’aperçois un autre métro, tout bleu, tout neuf, curieux ! Ce n’est pas le même que nous, mais que fait-on là ? Papa nous donne une pastille, mon frère la recrache dans une poubelle en forme de demi-cylindre, toute verte avec plein de trous, c’est rigolo ! j’arrive à enfiler mon doigt dans chaque trou. Mon père est soucieux, je le sens.

Pa, on fait quoi ?

Je ne connais pas notre destination alors je suis impatient, si j’avais connu notre trajet,  je me serais montré nettement plus patient.

Ca y est on reprend le métro, Corvisart, Glacière, Saint-Jacques, Denfert …

– C’est un lion !

Jeudi treize juillet deux mille dix-sept: Pierre Philippe Denfert-Rochereau (1823-1878), militaire français, défenseur de Belfort pendant la guerre franco-allemande de 1870, c’est pour dire que le lion était déjà là ce jour-là, même il me faisait peur, aujourd’hui, il me parait beaucoup moins grand qu’à l’époque, ma peur s’est muée en admiration devant cette sculpture magistrale.

Pa, regarde il est énorme ! 

 C’est un lion, me dit-il.

 je sais Pa ! j’ai vu le même au Zoo de Vincennes et sur la place à côté de chez nous, y’en a même plein et ils crachent de l’eau, dis-je d’un air érudit.

Une colonne Morris, vert foncé, tourne doucement sur elle-même affichant, tour à tour, une réclame « Banania » : deux bananes jaunes, un monsieur noir avec un chapeau rouge qui affirme : « Y a bon Banania », puis un jeune chanteur déhanché, avec une guitare, qui hurle : « Les coups » à l’Olympia …

Ho…pi…tal…Saint…Vin…cent…de…Paul, j’épèle ce nom difficilement, mais je sais ce qu’est un Hôpital !

-’ Pa, qui c’est qu’est malade ? 

 L’une des deux grandes portes s’ouvre, une dame avec une blouse blanche immaculée apparait et nous demande de la suivre, ma cousine entre avec mon frère qu’elle tient par la main, puis c’est à mon tour et enfin, papa ferme la marche…

La rampe de l’escalier.

La rampe de l’escalier en pierre est lisse comme un miroir, elle est fichée dans le mur avec des supports en fer forgé noir, ma main la caresse, c’est doux, j’essaie de me rappeler à quels moments, j’avais ressenti, une telle douceur sous mes doigts, noircis, par la crasse des murs du métro, par les cailloux ramassés et aussitôt lancés, par les morceaux de bois aussitôt cassés, par tout ce qu’une espèce de gavroche ou titi parisien casquetté , effronté et sensible, agressif et attendrissant peut toucher dans sa journée…

Ça y est ! Je me revois descendre à califourchon sur la rampe en bois de la villa, en marche arrière, du premier étage au rez-de-chaussée, à toute vitesse, quand seule, la boule en laiton tout en bas pouvait me stopper.

C’est mon père qui m’a appris ça, il me disait en même temps:

 si tu aperçois madame Popov, tu ne le fais pas, elle va hurler.

Avec papa on faisait la course, on comptait chacun notre tour, c’était à celui qui descendrait le plus vite, de jour en jour, j’améliorais mes performances mais jamais je ne le dépassais : forcément il était plus lourd, il allait plus vite. Je comptais jusqu’à six et il était en bas, tandis que ma descente mettait au moins neuf secondes.

Je faisais très attention à la boule, en m’arrêtant avant, je serrais la rampe avec mes mains d’enfant et mes doigts crissaient sur le bois lisse et brillant; j’avais le souvenir de la première fois, quand le choc avec la boule avait meurtri mon postérieur …

A l’issus d’une course de rampe, un jour, j’entends la porte de la loge s’ouvrir, je saute avant l’arrivée, immobile, les mains derrière le dos, le souffle court, j’attendais le moment où je devrais défendre l’indéfendable, j’attendais le moment ou la foudre allait s’abattre sur moi à tout instant, je sens que tout est consommé, m’dame Popov aurait pu pardonner, mais pas d’empathie, « chez ces gens-là monsieur » ! Je n’aurais à attendre aucune indulgence de sa part. Une telle forfaiture me pétrifiait sur place ; « ouf ! Elle ne m’a pas vu » pensais-je, je me sens délivré d’une responsabilité écrasante.

Le ballon de serpillères.

Madame Popov : c’est la concierge, son mari est russe et adore le football, souvent il joue avec nous dans la villa, tout ce qui est un peu rond fait office de ballon. Ecoutez ces vers sans en avoir l’air.  Plusieurs serpillères enroulées les unes avec les autres et attachées avec de vieilles ficelles faisaient, à l’époque, un ballon très convenable et digne des grands footballeurs que nous étions.

Une casquette, un gilet, suffisamment séparés d’un ou deux mètres faisaient le but, le trottoir à droite, les réverbères à gauche délimitaient  le terrain et c’était parti, le ballon de serpillères improvisé, ne savait plus où donner de la boule, nos vieilles chaussures de cuir claquaient et usaient les pavés de la villa, souvent un hurlement de douleur retentissait dans la rue, suivi des rires moqueurs, des gamins que nous étions: Jean venait de frapper un pavé qui devait dépasser ou plutôt avait-il loupé son shoot et ses doigts de pied s’étaient écrasés inexorablement contre la pierre dure, aussi durs, que sont « les escaliers de la butte, aux miséreux »…

Ne dit-on pas s’ennuyer comme les pierres ? Nos pavés n’avaient jamais voyagé autre part que sous nos pieds, mais qui aurait imaginé que quelques mois plus tard, ils se retrouveraient dans des mains de manifestants soixante-huitards hurlants, empilés comme des barricades? Certainement pas nous, nous n’imaginions même pas qu’un pavé eût pu bouger, et encore moins qu’il puisse y avoir une quelconque plage dessous… A force de leur  marcher dessus depuis plus de huit cents ans, les Parisiens eurent tendance à les oublier, c’est ainsi que nos pavés aiment qu’on se rappelle à leurs bons souvenirs et se faire remarquer en meurtrissant les pieds des p’tits Poulbots Parisiens…   

La douleur passa vite, il fallut reprendre le jeu, coute que coute, sinon l’adversaire impitoyable marquerait des buts, Marie Anne, du haut de la troisième marche de l’entrée du douze hurlait : « allez vas-y, tire  » pour m’encourager, et je tirais et je loupais et Marie Anne baissait les bras, sa déception me couvrait de honte, son héros venait de faillir à son devoir, je n’aurai pas la bise tant attendue de ma jolie copine.

C’était la plus jolie de toute la villa !

M’sieur Popov faisait une intrusion dans le jeu, donnait quelques coups de pieds et marquait, nous criions au scandale quand il était dans l’équipe adverse, et nous trouvions ça normal quand il était avec nous…

 Nos genoux saignaient, nos mollets étaient griffés, nos doigts noircissaient, nos cheveux s’ébouriffaient, nos casquettes de Gavroches volaient et nos cris de joie s’envolaient à jamais dans les arbres qui bordaient la villa…

Cela devait être le bonheur…

Jean-Pierre et son amie Marie-Anne déguisés pour carnaval, dans la Villa vers le N°19 Jean-Pierre et son petit frère
à l’inauguration du Printemps Nation

La Villa du bel air.

Bien sûr, vous croyez que la Villa est une riche demeure immense avec des serviteurs et du marbre de Taj Mahal, que nenni ! C’est le nom d’une petite rue : la Villa du bel air, une impasse dans ce quartier du douzième arrondissement de Paris  près de l’avenue de Saint Mandé, où il fait bon vivre, bordée d’une vingtaine de petits immeubles de trois ou quatre étages, coincée entre le boulevard Soult et la ligne de chemin de fer de la petite ceinture, tout au bout le sentier de la Lieutenance nous oblige à faire demi-tour. Derrière, comme une crevasse dans la montagne, le sentier des merisiers, sépare les immeubles de la Villa de ceux du boulevard et ne fait pas plus de un mètre de large. 

Au numéro un de la Villa, Valentine, veille sur notre curieux petit village, il n’est pas fait de petites maisons basses ni de fermettes où on entend des poules, des vaches ou un coq qui chante, comme à la campagne, mais de simples appartements empilés, les uns au-dessus des autres. Devant chaque petit immeuble, des grilles en fer forgé et un portillon puis trois ou quatre marches usées par les années, surplombées d’une marquise en éventail ; combien de fois cassée, les seuls animaux que vous trouverez-là ont des petites têtes blondes, des shorts en coton, des maillots de corps sales, des vestes élimées aux manches, des pantalons à revers et à bretelles à pinces trop courts, des chaussettes distendues, en boule au bout des doigts de pieds  et poussent des hurlements de bonheur que l’on nomme « cris d’enfants » !

Voyez notre petit paradis…    

M’dame Popov est à genoux dans les escaliers en bois du douze, ça sent bon l’encaustique à la cire d’abeille, la rampe brille de mille feux pour mes futures glissades et nos futures courses avec papa. 

Elle nous fait peur m’dame Popov, elle crie pour rien ; des pas sur son sol mouillé, un carreau cassé à sa loge, une porte de la cave restée ouverte, un vol de serpillières pour nos ballons et bien sûr, les ficelles pour les attacher…

Il faut dire que, quand elle retrouve ses torchons par terre, qui séchaient sur son balcon elle enrage et peste à gorge déployée contre nous ; heureusement, elle ne sait pas que c’est son mari qui nous fabrique nos balles ou peut être le sait-elle !

J’oublie vite ses difficultés dans la gestion de ses cordelettes et chiffonnettes, après tout, un match international avec de tels joueurs, dans un beau quartier de Paris, est bien plus important que quelques guenilles, fussent-elles même à m’dame Popov.

Le paquet inconnu.

Comme je suis le plus courageux de la bande, j’ose l’interroger quitte à la déranger dans ses tâches ménagères de gardienne : 

 Madame Popov ! Est-ce que m’sieur Popov peut v’nir jouer avec nous ? 

 Non ! me dit-elle, il est parti à la Samaritaine, allez va jouer dehors, tu vas tout salir !

Pourquoi est-il parti là-bas ? Lui qui ne sort jamais, et dans un grand magasin en plus, j’aurais bien aimé l’accompagner, pour moi, la Samaritaine est le summum du luxe. Sa réponse sèche, autoritaire et sans appel, m’a vite dissuadé de questions supplémentaires.  Chacun de nous y allait de son scénario catastrophe : Jean disait qu’il était parti renouveler les serpillères et les ficèles, mon frère avait peur qu’il alla acheter un nouveau martinet, cassé quelques jours plus tôt, Marie Anne rassurait tout le monde en disant qu’il ramènerait des bonbons et des surprises, des sucettes Pierrot gourmand, des Roudoudous, des berlingots rayés, des Coco Boer …

Soudain, une silhouette apparait au bout de la Villa, le soleil dans les yeux nous ébloui, est-ce bien lui ? Plus il avance, plus nous distinguons dans ses bras, un objet enveloppé dans un papier gris épais, un paquet, un peu difforme que le marchand avait pris soin de lui confectionner. Sous sa casquette grise, il est sérieux, presque grave, son regard est noir, son pas déterminé, nous restons figés comme des statues de sel, tous « ébarlutés », tandis qu’il nous toise en passant près de nous, il s’engouffre au douze de la Villa, ne disant mot et refermant violement la porte derrière lui de son talon.

Qu’est ce dont que ce paquet si précieux ?……

Le martinet.         

Pourquoi un martinet, me direz-vous, de votre air étonné ?

Il ne s’agit pas là, du joli petit oiseau qui ressemble à une hirondelle, ni même du petit avion anglais, mais bien de l’instrument de torture, tant redouté des enfants. Ne vous inquiétez pas, je n’y ai jamais gouté, même si bien des fois je l’aurais mérité, c’est le martinet de m’dame Popov, il a un joli manche rouge en bois, une dizaine de lanières en cuir marron  assemblées avec une petite bride rouge clouée, une boucle servant à le suspendre passe dans un petit trou  à son extrémité.

Elle s’en sert pour chasser les chats, qui viennent roder autour de sa loge et manger les morceaux de lard qu’elle pend, au bout d’une ficèle avec un clou à sa fenêtre en hurlant quelques onomatopées menaçantes à leur endroit : « pchiii,pshiii ! c’est pour les oiseaux… ».

Quelquefois, malgré tout, elle le brandit dans notre direction; quand nous courrons dans l’escalier, quand nous lançons des cailloux qui risquent de casser ses carreaux, quand nous « patrachons »son couloir fraichement lavé…Bien sûr, elle ne s’en sert jamais sur nos cuisses, nos jambes ou nos postérieurs; nous restons tout de même dubitatifs quant à ses intentions, heureusement, nous courons plus vite qu’elle !

Cet après-midi, je ne sais, par quel hasard, elle a laissé son martinet sur la première marche de l’escalier, partie dans les étages, un sentiment de vengeance m’envahit soudain, tandis que je m’assure que ses pas s’éloignent, je vole cet engin de malheur, tant décrié, au grand dam de mon frère qui cherche à m’en dissuader :

  Non, non t’as pas le droit ! 

 Chut-chut, tais-toi ! 

Et me voilà parti avec mon précieux butin. Je n’ai  pas de canif, pas de ciseaux, comment vais-je détruire ce fouet de malheur ? Tout à coup je me souviens du coin saillant du trottoir qui, quelques mois plus tôt, avait meurtri mon tibia, je m’attaque à la première lanière qui finit par céder au bout de plusieurs minutes de frottements et d’acharnement frénétique; fort de mon succès pour la première, je m’engage à en couper une deuxième puis une troisième…

A la limite du burn-out, je cesse mes activités de destruction massive et repose discrètement le martinet, désormais, handicapé et amputé de trois de ses « tentaculas » vénéneuses, après tout, je ne suis pas blâmable, ses graines sont depuis longtemps des produits illicites…        

Souvenirs rétros…        

  A cet instant, la rampe de l’hôpital Saint Vincent de Paul m’amuse un peu, Marc fait le guet, il scrute, si la glaciale dame blanche au chignon, ne nous surveille pas ; c’est bon, elle discute avec papa et ma cousine, je peux glisser sans hésitations sur cette rampe d’un nouveau modèle…

Les bonbons acidulés.

 Pa, tu vas où ?

Je reviens, je vais chercher des bonbons …

Je comprends, à l’intonation de sa voix, qu’il ne sait quels bonbons choisir.

– Je peux venir avec toi ?

Je fais quelques pas vers lui, je le dépasse en direction de la sortie, je sens son regard, posé sur mes frêles épaules, à ce moment-là, je ne pense même plus à mon p’tit frère qui reste sur place et ne dit mot,  la dame blanche, figée, au chignon Messy Bun me retient…

Il n’a pas dû trouver de marchand de bonbons, tout prêt…

Il va revenir, forcément, il me l’a dit…Mon papa, c’est lui le plus grand, c’est lui le plus beau, c’est lui le plus fort, il a toujours raison, il ne ment jamais, c’est un héros…   

Cinquante ans plus tard, j’espère encore le voir arriver, les bras chargés de friandises…

Un affreux doute plane, comme une feuille couleur de rouille tombant d’un arbre en automne, sur son retour, j’ai dû rapidement me rendre à l’évidence, que le marchand de bonbons était fermé en juillet, il allait revenir les mains vides, Mes papilles gourmandes auraient été mises à rude épreuve avec ces bonbons acidulés, mes pensées accablent mon père, mon esprit ne contient pas l’ombre d’une promesse de pardon, mais tant de haine, est-ce bien raisonnable ou utile ?

Mes yeux humides sont un peu dans le vague, mon p’tit frère a bien grandi, on ne l’appelle plus Tom pouce, moi aussi, j’ai même vieilli, à soixante ans, aussi loin que je puisse apercevoir l’horizon, je me demande : « que fait-il enfin ? Il en met du temps !

Comment en est-il arrivé là ? Où sont les autres ? Maman, tonton, tante, mes sœurs…

C’est parce que j’ai cassé trop de carreaux avec mes cailloux, ou plutôt, non, je n’aurais pas dû couper les lanières du martinet de m’dame Popov ; mon p’tit frère m’avait prévenu, heu non ! C’est parce que j’ai piqué les pastilles Vichy dans le veston de Papa, c’est de ma faute si maman est à l’hôpital, j’ai désobéi, je me sentais coupable de tant et tant de forfaitures, alors que j’avais toujours eu la certitude de ne l’être en rien, j’échafaudais toutes sortes de défenses pour me dédouaner et combattre cette soudaine et supposée injustice …

  • T’es où Marie-Anne, pour me dire ce que je dois penser ?

J’ai le cœur gros. Ce jeudi treize  juillet mille neuf cent soixante-sept, rempli de rebondissements, j’ai oublié le nombre exacte de mes sombres pensées, ma mémoire a sélectionné des évènements, des mots, des paroles, sans que je sache vraiment, à quelle loi elle a obéit, une question fondamentale, soudain, m’interpelle : Ces pensées sont-elles faites, de mots, de bruits, d’images, d’odeurs ? Qu’est-ce donc, que ces étranges histoires que ma mémoire va piocher au plus profond de moi, tantôt gaies, tantôt tristes, tantôt floues ? Pourquoi en fermant les yeux, se font elles plus précises ? Pourquoi certaines d’entre elles, me font esquisser un sourire quand d’autres m’affligent ?

Pourquoi d’autres encore me hantent ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? A qui pense Marie Anne ? Je voudrais que ce soit à moi… Durant des années, je n’ai pas mesuré combien cette journée avait laissé de traces dans mon esprit d’enfant, je lui ai souvent demandé de l’effacer de ma mémoire, mais la fatigue m’entraine inexorablement dans les bras de Morphée…

Une nouvelle vie commence.

La cloche de la petite chapelle, brise le silence de ce petit matin, un filet de lumière du jour, transperce l’immense fenêtre de l’orphelinat et vient éblouir mes yeux encore embrumés de sommeil, le soleil levant boit la brume matinale, je mets le traversin en plumes sur ma tête pour dormir encore un peu, ces vieux draps, en vrai coton très épais, grattent mes pieds nuset j’aime bien. La couverture grise en laine me chatouille le museau, j’ouvre un œil puis les deux.

Au-dessus de ma tête, un lit en fer, blanc, avec des barreaux. Je remue une jambe un peu engourdie, le sommier métallique fait un bruit de ressort. Je me retourne et ne vois que des lits à barreaux, tous identiques, alignés comme à la parade, dans un grand dortoir triste, tous, avec des draps blancs qui grattent, tous, avec des couvertures grises qui chatouillent, tous avec des traversins tout ronds. Je n’ai que dix ans mais j’arrive à en compter vingt-quatre sur deux rangées.

Un grand silence envahi le dortoir de l’assistance publique, c’est rigolo quand je tousse, ça résonne, alors je tousse et ça résonne, alors je retrousse et ça « re-résonne » et puis…

Une odeur de charbon effleure mes narines, un poêle noir, surmonté d’un tuyau qui traverse toute la pièce, se dresse en plein milieu. Mon p’tit frère dort encore à coté, des couvertures sont empilées  sur le sol carrelé, de part et d’autre de son lit ; il aurait pu tomber pendant la nuit, agité par un quelconque cauchemar.

A cet instant précis, quelque chose, secrètement mais inévitablement, vient de changer dans ma vie, dans notre vie, cette nuit du treize au quatorze juillet, tourne la page d’un gros livre, change définitivement l’histoire de notre histoire à mon p’tit frère et à moi, ouvre le parchemin d’un nouveau conte dont les héros devront dorénavant se serrer les coudes et se battre pour se maintenir la tête hors de l’eau.

Ce fut un été triste, que cet été là, même si le fol espoir de revoir ma villa et ma jolie Marie-Anne caressait mes pensées, comme un petit café pour me tenir debout…     

J’entends des pas dans l’escalier en pierre, je ne bouge plus, je ne tousse plus, je retiens ma respiration ; qui vient là ? J’ai remonté le drap qui gratte juste au-dessus de mon nez laissant seulement dépasser mes yeux écarquillés, mes cheveux bien noirs sur le traversin bien blanc font penser à une photo monochrome de Doisneau …

La dame blanche au visage glacial et au chignon chouchouté dit : « debout tout le monde on va déjeuner » ; debout tout le monde, debout tout le monde ! Elle est bien bonne ! À part mon p’tit frère et moi il n’y a personne dans ce grand dortoir résonnant. Je soulève le drap, tiens, tiens, me voilà affublé d’un pyjama à rayures blanches et bleues, le lit est haut, mine de rien, je saute un peu, des charentaises grises toutes neuves m’attendent…

 

’ Pa tu vas où ?

Ce jour-là, le soleil de juillet traverse les vitres poussiéreuses du métro aérien vert, qui m’emmène je ne sais où…

Mon frère est assis là, il ne dit rien, je demande à ma cousine :

   On va où ?

  Sais pas, demande à Tonton !

 Je saute de banquettes en banquettes, c’est drôle! mon short en coton gris, épais, glisse sur les sièges en bois lisse et vernis du wagon, au dos des banquettes un gros II est peint sur le dossier, forcément on voyage en deuxième classe chez nous, le wagon des premières classes est rouge, de temps en temps, je jette un coup d’œil du coté de mon père de peur qu’il ne me réprimande comme à son habitude.

C’est  bizarre! malgré ses yeux clairs et le soleil de cet été, son regard est sombre, il me laisse sauter partout et user mes frusques sur les lattes en bois brillant et lisses.

A la station Picpus, rue homonyme remontant au Moyen-Age et ancien « village de Pique-Puce » situé au même endroit, nous sommes montés en tête de train, certainement pour être plus près de la sortie à l’arrivée, l’homme à la casquette grise, « RATP », ferme les portes de son bouton après avoir jeté un regard averti sur toute la rame, le métro vert s’ébranle…

 ’ Pa,  on va où ?

Pas de réponse, l’insouciance de mes dix ans me fait vite renoncer à renouveler ma question et me voilà reparti à mes glissades, je me dis que le bruit assourdissant du métro a couvert mes paroles, pourtant j’aperçois son regard  se poser sur moi, m’avait-il  entendu? m’avait-il mal compris ? Était-ce une surprise ? La réponse m’apparaitra plusieurs années plus tard …

Dès la première station, Bel-Air, nous sortons du tunnel, et devenons aériens, nous cheminons au milieu du boulevard Picpus, en doublant les Peugeot 204, Renault Dauphine et autres Citroën 2 CV.

 – Pa, regarde, on dépasse toutes les voitures, on va vite !

  Hum !

L’intonation de sa voix ne laisse aucun doute sur l’intérêt que porte mon père à mes propos, de mon regard et de ma main, je suis les arches arrondis qui bordent la ligne six, en imitant les vagues et en faisant un bruit d’avion, la barre de maintien me sert de mât de cocagne mais en haut il n’y a rien à attraper, à cette heure de la journée les sièges sont presque vides.

Le Métropolitain égraine ses stations et malgré ma mauvaise éducation, due à mes journées d’école buissonnière, je lis et j’énumère à haute voix, le nom de chacune d’elles, écrites en lettres, de faïence, blanches et bleues sur le carrelage blanc typique du métro parisien :

 « Daumesnil, Dugommier, Bercy, Quai de la gare … »

Les quelques voyageurs présents ont les yeux dans le vague, perdus dans leurs habituelles pensées, savent-ils où ils vont eux ? Tout de même je continue à jouer…

Je suis un homme, je suis grand maintenant, je vais être sage, je ne le savais même pas, mon père vient de me le dire, cinq jours auparavant  pour mes dix ans, je suis fier ! Rendez-vous compte j’ai dix ans ! À mes yeux, mon frère est beaucoup plus petit tout à coup, aujourd’hui, la chance est de rigueur, le vendredi treize, superstition symbole de malchance tombe un jeudi …

Cinquante ans plus tard, c’est encore jeudi, treize juillet deux mille dix-sept, le métro est toujours là, il est bleu, il a des pneus, on dirait qu’il glisse sans bruit sur des rails indifférents, l’homme à la casquette a disparu, qu’est-il devenu ? Les sièges sont synthétiques, les graffitis ont remplacé le bois vernis, les voyageurs ont changé de couleur, leurs regards sont toujours dans le vague et même hagards, mon mât de cocagne est toujours là, curieusement, je n’ai qu’à lever le bras pour toucher le plafond.

 Que s’est-il passé ? Ai-je grandi, ai-je vieilli ? En sortant de la station Bercy, le train traverse la Seine, je le sais maintenant …Que d’eau a coulé sous ce pont toutes ces années ! Que de scènes de vie, différentes accumulées ! Tant de « rivières pourpres » se sont déversées dans un océan de solitude… 

Place d’Italie : « on descend là  » dit sèchement mon père, d’un ton apparaissant sans concessions, je descends de mon mât, on va s’asseoir sur un banc, que fait-on ? On attend, on attend et on attend, mon père se relève, fouille dans ses poches, je sais c’est moche, sort une pièce, se dirige vers un distributeur de confiseries, qui brille comme un sou neuf, il tire sur un petit tiroir et attrape avec difficulté deux petits cylindres de pastilles Vichy, les autres petits paquets descendent d’un cran en repoussant le tiroir, il revient s’asseoir  et on attend et on attend et on attend, deux métros sont passés pendant ce temps…

Dans un tunnel adjacent, j’aperçois un autre métro, tout bleu, tout neuf, curieux ! Ce n’est pas le même que nous, mais que fait-on là ? Papa nous donne une pastille, mon frère la recrache dans une poubelle en forme de demi-cylindre, toute verte avec plein de trous, c’est rigolo ! j’arrive à enfiler mon doigt dans chaque trou. Mon père est soucieux, je le sens.

Pa, on fait quoi ?

Je ne connais pas notre destination alors je suis impatient, si j’avais connu notre trajet,  je me serais montré nettement plus patient.

Ca y est on reprend le métro, Corvisart, Glacière, Saint-Jacques, Denfert …

– C’est un lion !

Jeudi treize juillet deux mille dix-sept: Pierre Philippe Denfert-Rochereau (1823-1878), militaire français, défenseur de Belfort pendant la guerre franco-allemande de 1870, c’est pour dire que le lion était déjà là ce jour-là, même il me faisait peur, aujourd’hui, il me parait beaucoup moins grand qu’à l’époque, ma peur s’est muée en admiration devant cette sculpture magistrale.

Pa, regarde il est énorme ! 

 C’est un lion, me dit-il.

 je sais Pa ! j’ai vu le même au Zoo de Vincennes et sur la place à côté de chez nous, y’en a même plein et ils crachent de l’eau, dis-je d’un air érudit.

Une colonne Morris, vert foncé, tourne doucement sur elle-même affichant, tour à tour, une réclame « Banania » : deux bananes jaunes, un monsieur noir avec un chapeau rouge qui affirme : « Y a bon Banania », puis un jeune chanteur déhanché, avec une guitare, qui hurle : « Les coups » à l’Olympia …

Ho…pi…tal…Saint…Vin…cent…de…Paul, j’épèle ce nom difficilement, mais je sais ce qu’est un Hôpital !

-’ Pa, qui c’est qu’est malade ? 

 L’une des deux grandes portes s’ouvre, une dame avec une blouse blanche immaculée apparait et nous demande de la suivre, ma cousine entre avec mon frère qu’elle tient par la main, puis c’est à mon tour et enfin, papa ferme la marche…

La rampe de l’escalier.

La rampe de l’escalier en pierre est lisse comme un miroir, elle est fichée dans le mur avec des supports en fer forgé noir, ma main la caresse, c’est doux, j’essaie de me rappeler à quels moments, j’avais ressenti, une telle douceur sous mes doigts, noircis, par la crasse des murs du métro, par les cailloux ramassés et aussitôt lancés, par les morceaux de bois aussitôt cassés, par tout ce qu’une espèce de gavroche ou titi parisien casquetté , effronté et sensible, agressif et attendrissant peut toucher dans sa journée…

Ca y est ! Je me revois descendre à califourchon sur la rampe en bois de la villa, en marche arrière, du premier étage au rez-de-chaussée, à toute vitesse, quand seule, la boule en laiton tout en bas pouvait me stopper.

C’est mon père qui m’a appris ça, il me disait en même temps:

 si tu aperçois madame Popov, tu ne le fais pas, elle va hurler.

Avec papa on faisait la course, on comptait chacun notre tour, c’était à celui qui descendrait le plus vite, de jour en jour, j’améliorais mes performances mais jamais je ne le dépassais : forcément il était plus lourd, il allait plus vite. Je comptais jusqu’à six et il était en bas, tandis que ma descente mettait au moins neuf secondes.

Je faisais très attention à la boule, en m’arrêtant avant, je serrais la rampe avec mes mains d’enfant et mes doigts crissaient sur le bois lisse et brillant; j’avais le souvenir de la première fois, quand le choc avec la boule avait meurtri mon postérieur …

A l’issus d’une course de rampe, un jour, j’entends la porte de la loge s’ouvrir, je saute avant l’arrivée, immobile, les mains derrière le dos, le souffle court, j’attendais le moment où je devrais défendre l’indéfendable, j’attendais le moment ou la foudre allait s’abattre sur moi à tout instant, je sens que tout est consommé, m’dame Popov aurait pu pardonner, mais pas d’empathie, « chez ces gens-là monsieur » ! Je n’aurais à attendre aucune indulgence de sa part. Une telle forfaiture me pétrifiait sur place ; « ouf ! Elle ne m’a pas vu » pensais-je, je me sens délivré d’une responsabilité écrasante.

Le ballon de serpillères.

Madame Popov : c’est la concierge, son mari est russe et adore le football, souvent il joue avec nous dans la villa, tout ce qui est un peu rond fait office de ballon. Ecoutez ces vers sans en avoir l’air.  Plusieurs serpillères enroulées les unes avec les autres et attachées avec de vieilles ficelles faisaient, à l’époque, un ballon très convenable et digne des grands footballeurs que nous étions.

Une casquette, un gilet, suffisamment séparés d’un ou deux mètres faisaient le but, le trottoir à droite, les réverbères à gauche délimitaient  le terrain et c’était parti, le ballon de serpillères improvisé, ne savait plus où donner de la boule, nos vieilles chaussures de cuir claquaient et usaient les pavés de la villa, souvent un hurlement de douleur retentissait dans la rue, suivi des rires moqueurs, des gamins que nous étions: Jean venait de frapper un pavé qui devait dépasser ou plutôt avait-il loupé son shoot et ses doigts de pied s’étaient écrasés inexorablement contre la pierre dure, aussi durs, que sont « les escaliers de la butte, aux miséreux »…

Ne dit-on pas s’ennuyer comme les pierres ? Nos pavés n’avaient jamais voyagé autre part que sous nos pieds, mais qui aurait imaginé que quelques mois plus tard, ils se retrouveraient dans des mains de manifestants soixante-huitards hurlants, empilés comme des barricades? Certainement pas nous, nous n’imaginions même pas qu’un pavé eût pu bouger, et encore moins qu’il puisse y avoir une quelconque plage dessous… A force de leur  marcher dessus depuis plus de huit cents ans, les Parisiens eurent tendance à les oublier, c’est ainsi que nos pavés aiment qu’on se rappelle à leurs bons souvenirs et se faire remarquer en meurtrissant les pieds des p’tits Poulbots Parisiens…   

La douleur passa vite, il fallut reprendre le jeu, coute que coute, sinon l’adversaire impitoyable marquerait des buts, Marie Anne, du haut de la troisième marche de l’entrée du douze hurlait : « allez vas-y, tire  » pour m’encourager, et je tirais et je loupais et Marie Anne baissait les bras, sa déception me couvrait de honte, son héros venait de faillir à son devoir, je n’aurai pas la bise tant attendue de ma jolie copine.

C’était la plus jolie de toute la villa !

M’sieur Popov faisait une intrusion dans le jeu, donnait quelques coups de pieds et marquait, nous criions au scandale quand il était dans l’équipe adverse, et nous trouvions ça normal quand il était avec nous…

 Nos genoux saignaient, nos mollets étaient griffés, nos doigts noircissaient, nos cheveux s’ébouriffaient, nos casquettes de Gavroches volaient et nos cris de joie s’envolaient à jamais dans les arbres qui bordaient la villa…

Cela devait être le bonheur…

La Villa du bel air.

Bien sûr, vous croyez que la Villa est une riche demeure immense avec des serviteurs et du marbre de Taj Mahal, que nenni ! C’est le nom d’une petite rue : la Villa du bel air, une impasse dans ce quartier du douzième arrondissement de Paris  près de l’avenue de Saint Mandé, où il fait bon vivre, bordée d’une vingtaine de petits immeubles de trois ou quatre étages, coincée entre le boulevard Soult et la ligne de chemin de fer de la petite ceinture, tout au bout le sentier de la Lieutenance nous oblige à faire demi-tour. Derrière, comme une crevasse dans la montagne, le sentier des merisiers, sépare les immeubles de la Villa de ceux du boulevard et ne fait pas plus de un mètre de large. 

Au numéro un de la Villa, Valentine, veille sur notre curieux petit village, il n’est pas fait de petites maisons basses ni de fermettes où on entend des poules, des vaches ou un coq qui chante, comme à la campagne, mais de simples appartements empilés, les uns au-dessus des autres. Devant chaque petit immeuble, des grilles en fer forgé et un portillon puis trois ou quatre marches usées par les années, surplombées d’une marquise en éventail ; combien de fois cassée, les seuls animaux que vous trouverez-là ont des petites têtes blondes, des shorts en coton, des maillots de corps sales, des vestes élimées aux manches, des pantalons à revers et à bretelles à pinces trop courts, des chaussettes distendues, en boule au bout des doigts de pieds  et poussent des hurlements de bonheur que l’on nomme « cris d’enfants » !

Voyez notre petit paradis…    

M’dame Popov est à genoux dans les escaliers en bois du douze, ça sent bon l’encaustique à la cire d’abeille, la rampe brille de mille feux pour mes futures glissades et nos futures courses avec papa. 

Elle nous fait peur m’dame Popov, elle crie pour rien ; des pas sur son sol mouillé, un carreau cassé à sa loge, une porte de la cave restée ouverte, un vol de serpillières pour nos ballons et bien sûr, les ficelles pour les attacher…

Il faut dire que, quand elle retrouve ses torchons par terre, qui séchaient sur son balcon elle enrage et peste à gorge déployée contre nous ; heureusement, elle ne sait pas que c’est son mari qui nous fabrique nos balles ou peut être le sait-elle !

J’oublie vite ses difficultés dans la gestion de ses cordelettes et chiffonnettes, après tout, un match international avec de tels joueurs, dans un beau quartier de Paris, est bien plus important que quelques guenilles, fussent-elles même à m’dame Popov.

Le paquet inconnu.

Comme je suis le plus courageux de la bande, j’ose l’interroger quitte à la déranger dans ses tâches ménagères de gardienne : 

 Madame Popov ! Est-ce que m’sieur Popov peut v’nir jouer avec nous ? 

 Non ! me dit-elle, il est parti à la Samaritaine, allez va jouer dehors, tu vas tout salir !

Pourquoi est-il parti là-bas ? Lui qui ne sort jamais, et dans un grand magasin en plus, j’aurais bien aimé l’accompagner, pour moi, la Samaritaine est le summum du luxe. Sa réponse sèche, autoritaire et sans appel, m’a vite dissuadé de questions supplémentaires.  Chacun de nous y allait de son scénario catastrophe : Jean disait qu’il était parti renouveler les serpillères et les ficèles, mon frère avait peur qu’il alla acheter un nouveau martinet, cassé quelques jours plus tôt, Marie Anne rassurait tout le monde en disant qu’il ramènerait des bonbons et des surprises, des sucettes Pierrot gourmand, des Roudoudous, des berlingots rayés, des Coco Boer …

Soudain, une silhouette apparait au bout de la Villa, le soleil dans les yeux nous ébloui, est-ce bien lui ? Plus il avance, plus nous distinguons dans ses bras, un objet enveloppé dans un papier gris épais, un paquet, un peu difforme que le marchand avait pris soin de lui confectionner. Sous sa casquette grise, il est sérieux, presque grave, son regard est noir, son pas déterminé, nous restons figés comme des statues de sel, tous « ébarlutés », tandis qu’il nous toise en passant près de nous, il s’engouffre au douze de la Villa, ne disant mot et refermant violement la porte derrière lui de son talon.

Qu’est ce dont que ce paquet si précieux ?……

Le martinet.         

Pourquoi un martinet, me direz-vous, de votre air étonné ?

Il ne s’agit pas là, du joli petit oiseau qui ressemble à une hirondelle, ni même du petit avion anglais, mais bien de l’instrument de torture, tant redouté des enfants. Ne vous inquiétez pas, je n’y ai jamais gouté, même si bien des fois je l’aurais mérité, c’est le martinet de m’dame Popov, il a un joli manche rouge en bois, une dizaine de lanières en cuir marron  assemblées avec une petite bride rouge clouée, une boucle servant à le suspendre passe dans un petit trou  à son extrémité.

Elle s’en sert pour chasser les chats, qui viennent roder autour de sa loge et manger les morceaux de lard qu’elle pend, au bout d’une ficèle avec un clou à sa fenêtre en hurlant quelques onomatopées menaçantes à leur endroit : « pchiii,pshiii ! c’est pour les oiseaux… ».

Quelquefois, malgré tout, elle le brandit dans notre direction; quand nous courrons dans l’escalier, quand nous lançons des cailloux qui risquent de casser ses carreaux, quand nous « patrachons »son couloir fraichement lavé…Bien sûr, elle ne s’en sert jamais sur nos cuisses, nos jambes ou nos postérieurs; nous restons tout de même dubitatifs quant à ses intentions, heureusement, nous courons plus vite qu’elle !

Cet après-midi, je ne sais, par quel hasard, elle a laissé son martinet sur la première marche de l’escalier, partie dans les étages, un sentiment de vengeance m’envahit soudain, tandis que je m’assure que ses pas s’éloignent, je vole cet engin de malheur, tant décrié, au grand dam de mon frère qui cherche à m’en dissuader :

  Non, non t’as pas le droit ! 

 Chut-chut, tais-toi ! 

Et me voilà parti avec mon précieux butin. Je n’ai  pas de canif, pas de ciseaux, comment vais-je détruire ce fouet de malheur ? Tout à coup je me souviens du coin saillant du trottoir qui, quelques mois plus tôt, avait meurtri mon tibia, je m’attaque à la première lanière qui finit par céder au bout de plusieurs minutes de frottements et d’acharnement frénétique; fort de mon succès pour la première, je m’engage à en couper une deuxième puis une troisième…

A la limite du Burn-Out, je cesse mes activités de destruction massive et repose discrètement le martinet, désormais, handicapé et amputé de trois de ses « tentaculas » vénéneuses, après tout, je ne suis pas blâmable, ses graines sont depuis longtemps des produits illicites…        

Souvenirs rétros…        

  A cet instant, la rampe de l’hôpital Saint Vincent de Paul m’amuse un peu, Marc fait le guet, il scrute, si la glaciale dame blanche au chignon, ne nous surveille pas ; c’est bon, elle discute avec papa et ma cousine, je peux glisser sans hésitations sur cette rampe d’un nouveau modèle…

Les bonbons acidulés.

 Pa, tu vas où ?

Je reviens, je vais chercher des bonbons …

Je comprends, à l’intonation de sa voix, qu’il ne sait quels bonbons choisir.

– Je peux venir avec toi ?

Je fais quelques pas vers lui, je le dépasse en direction de la sortie, je sens son regard, posé sur mes frêles épaules, à ce moment-là, je ne pense même plus à mon p’tit frère qui reste sur place et ne dit mot,  la dame blanche, figée, au chignon Messy Bun me retient…

Il n’a pas dû trouver de marchand de bonbons, tout prêt…

Il va revenir, forcément, il me l’a dit…Mon papa, c’est lui le plus grand, c’est lui le plus beau, c’est lui le plus fort, il a toujours raison, il ne ment jamais, c’est un héros…   

Cinquante ans plus tard, j’espère encore le voir arriver, les bras chargés de friandises…

Un affreux doute plane, comme une feuille couleur de rouille tombant d’un arbre en automne, sur son retour, j’ai dû rapidement me rendre à l’évidence, que le marchand de bonbons était fermé en juillet, il allait revenir les mains vides, Mes papilles gourmandes auraient été mises à rude épreuve avec ces bonbons acidulés, mes pensées accablent mon père, mon esprit ne contient pas l’ombre d’une promesse de pardon, mais tant de haine, est-ce bien raisonnable ou utile ?

Mes yeux humides sont un peu dans le vague, mon p’tit frère a bien grandi, on ne l’appelle plus Tom pouce, moi aussi, j’ai même vieilli, à soixante ans, aussi loin que je puisse apercevoir l’horizon, je me demande : « que fait-il enfin ? Il en met du temps !

Comment en est-il arrivé là ? Où sont les autres ? Maman, tonton, tante, mes sœurs…

C’est parce que j’ai cassé trop de carreaux avec mes cailloux, ou plutôt, non, je n’aurais pas dû couper les lanières du martinet de m’dame Popov ; mon p’tit frère m’avait prévenu, heu non ! C’est parce que j’ai piqué les pastilles Vichy dans le veston de Papa, c’est de ma faute si maman est à l’hôpital, j’ai désobéi, je me sentais coupable de tant et tant de forfaitures, alors que j’avais toujours eu la certitude de ne l’être en rien, j’échafaudais toutes sortes de défenses pour me dédouaner et combattre cette soudaine et supposée injustice …

  • T’es où Marie-Anne, pour me dire ce que je dois penser ?

J’ai le cœur gros. Ce jeudi treize  juillet mille neuf cent soixante-sept, rempli de rebondissements, j’ai oublié le nombre exacte de mes sombres pensées, ma mémoire a sélectionné des évènements, des mots, des paroles, sans que je sache vraiment, à quelle loi elle a obéit, une question fondamentale, soudain, m’interpelle : Ces pensées sont-elles faites, de mots, de bruits, d’images, d’odeurs ? Qu’est-ce donc, que ces étranges histoires que ma mémoire va piocher au plus profond de moi, tantôt gaies, tantôt tristes, tantôt floues ? Pourquoi en fermant les yeux, se font elles plus précises ? Pourquoi certaines d’entre elles, me font esquisser un sourire quand d’autres m’affligent ?

Pourquoi d’autres encore me hantent ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? A qui pense Marie Anne ? Je voudrais que ce soit à moi… Durant des années, je n’ai pas mesuré combien cette journée avait laissé de traces dans mon esprit d’enfant, je lui ai souvent demandé de l’effacer de ma mémoire, mais la fatigue m’entraine inexorablement dans les bras de Morphée…

Une nouvelle vie commence.

La cloche de la petite chapelle, brise le silence de ce petit matin, un filet de lumière du jour, transperce l’immense fenêtre de l’orphelinat et vient éblouir mes yeux encore embrumés de sommeil, le soleil levant boit la brume matinale, je mets le traversin en plumes sur ma tête pour dormir encore un peu, ces vieux draps, en vrai coton très épais, grattent mes pieds nuset j’aime bien. La couverture grise en laine me chatouille le museau, j’ouvre un œil puis les deux.

Au-dessus de ma tête, un lit en fer, blanc, avec des barreaux. Je remue une jambe un peu engourdie, le sommier métallique fait un bruit de ressort. Je me retourne et ne vois que des lits à barreaux, tous identiques, alignés comme à la parade, dans un grand dortoir triste, tous, avec des draps blancs qui grattent, tous, avec des couvertures grises qui chatouillent, tous avec des traversins tout ronds. Je n’ai que dix ans mais j’arrive à en compter vingt-quatre sur deux rangées.

Un grand silence envahi le dortoir de l’assistance publique, c’est rigolo quand je tousse, ça résonne, alors je tousse et ça résonne, alors je retrousse et ça « re-résonne » et puis…

Une odeur de charbon effleure mes narines, un poêle noir, surmonté d’un tuyau qui traverse toute la pièce, se dresse en plein milieu. Mon p’tit frère dort encore à coté, des couvertures sont empilées  sur le sol carrelé, de part et d’autre de son lit ; il aurait pu tomber pendant la nuit, agité par un quelconque cauchemar.

A cet instant précis, quelque chose, secrètement mais inévitablement, vient de changer dans ma vie, dans notre vie, cette nuit du treize au quatorze juillet, tourne la page d’un gros livre, change définitivement l’histoire de notre histoire à mon p’tit frère et à moi, ouvre le parchemin d’un nouveau conte dont les héros devront dorénavant se serrer les coudes et se battre pour se maintenir la tête hors de l’eau.

Ce fut un été triste, que cet été là, même si le fol espoir de revoir ma villa et ma jolie Marie-Anne caressait mes pensées, comme un petit café pour me tenir debout…     

J’entends des pas dans l’escalier en pierre, je ne bouge plus, je ne tousse plus, je retiens ma respiration ; qui vient là ? J’ai remonté le drap qui gratte juste au-dessus de mon nez laissant seulement dépasser mes yeux écarquillés, mes cheveux bien noirs sur le traversin bien blanc font penser à une photo monochrome de Doisneau …

La dame blanche au visage glacial et au chignon chouchouté dit : « debout tout le monde on va déjeuner » ; debout tout le monde, debout tout le monde ! Elle est bien bonne ! À part mon p’tit frère et moi il n’y a personne dans ce grand dortoir résonnant. Je soulève le drap, tiens, tiens, me voilà affublé d’un pyjama à rayures blanches et bleues, le lit est haut, mine de rien, je saute un peu, des charentaises grises toutes neuves m’attendent…